Call me Gal
Mon nom est Galeh.
Ne croyez pas à ce que vous voyez, l’essentiel se cache, visible par d’autres yeux.
Vous voyez un pied de veau, un broutard, un de ces veaux qui ont goûté la liberté du pré où l’herbe est là pour eux. Ils n’en profiteront pas longtemps, leur sort est réglé par ceux qui les parqueront comme des poules en batterie dans un lieu sinistre où ils les gaveront de comestibles relatifs, comme des granulés composites, comme des herbes médicamentées, comme des capsules et poudres à grossir, comme des chimies modifiées, stabilisées le temps de les faire pousser, pas plus.
Mais enfin, moi, ce pied, je suis né d’un veau qui a connu le ciel, l’herbe, et sa mère un peu.
Voilà pour ce que vous pouvez voir au premier regard.
Le pied dans la bassine.
Pour ceux dont le troisième œil est ouvert, pour ceux dont le cerveau décrypte les informations qu’il lui envoie, voici :
Je suis le Galeh, prononcez le h comme un rrr rauque, venu du fond de la gorge, le rrr de halva, le rrr de houmous, ce rrh qui voyage dans tant de pays qu’on ne sait l’écrire que par le dessin des lettres, kh , rrh, jh, ou ‘.
Galeh je suis dans mon essence mais il faut la distiller, je dois me muer en autre forme, en autre fond, toujours moi transmuté. La procédure est précise et le rituel antique.
M’isoler du veau, me dépouiller des peaux, me dépouiller des poils, m’ébouillanter, me couper en deux.
Me plonger dans une large casserole, me couvrir d’eau, ajouter un oignon, du laurier, du sel,
mettez au feu et attendez longtemps, longtemps, longtemps.
Le pied dans la casserole
Vient le moment où je suis presque moi-même, tendre, fondant, enlevez les os, ils se détachent volontiers, passez la chair au moulin à légumes, disposez-là au fond d’un plat aux bords de 7 centimètres au moins, pressez sur elle une gousse d’ail ou deux, versez doucement le bouillon filtré, posez le laurier, laissez refroidir puis mettez au réfrigérateur 12 heures au moins.
Le pied dans le plat
Alors, avec un filet de citron ou de vinaigre, quelques tranches de gros cornichons aigre-doux vous mangerez la ferme gelée que je suis devenu, vous mangerez qui je suis, le messager, le transmetteur, l’entremetteur, Galeh.
Gal en smoking
Alors vous entendrez par la voie du ventre, vous verrez par les yeux du goût, vous sentirez par l’intérieur du corps, estomac, foie, intestins et parois connexes, l’odeur, le rythme de la chair des ancêtres, les vôtres directs, ou les vôtres indirects, les aïeux des autres, vos poumons s’empliront de l’air d’autrefois, vous sentirez le sel de leurs vies, d’il y a quatre-vingts ans, cent ans, cent cinquante, deux cents, quatre cents ans et ainsi jusqu’à la naissance du premier veau, des premiers hommes qui ont eu faim.
Voilà qui je suis, Galeh, sacrifice bovin, dieu des petits, dieu de l’estomac, dieu des hommes qui n’ont pas assez dans leur assiette, le dieu du plus intime.
Ils sont peu, ceux qui honorent le Galeh, les autres disent que pour en manger il faut avoir faim.
Oui. Ils n’ont plus tous faim aujourd’hui, mais je porte ce message, je suis le lien, mon sacrifice n’est pas vain.
Je suis plus âpre que le médaillon de veau, moins souple que la côte et tant moins sophistiqué que le ris, le filet, la longe et même la noix, mais moi je parle, my name is Galeh.
- Tu causes, tu causes, dit Troudup, mais j'ai encore rien goûté moi.
- Ne vous jetez pas dessus lui dit Dolstein, c'est spécial.
- Oh oui, oh oui, ohhh ouiiii chante Braise sur le mode blues, il faut être tombé dedans tout petit. Moi j't'adôre, Gal !
La Taulière ne dit rien, comme d'hab', elle profite de son soi-disant anonymat pour faire ses plats en douce. Et après, elle les mange.